La connaissance du savant et celle du yogi
Le sommet de la conscience ordinaire, c’est la science. Pour la science, ce qui se trouve sur terre est vrai, pour la simple raison que c’est là. Ce qu’elle appelle nature est pour elle la réalité ultime, et son but est de construire une théorie pour expliquer son fonctionnement. Ainsi, elle grimpe aussi haut que peut aller la conscience physique et elle essaye de découvrir les causes de ce qu’elle croit être le monde vrai, le monde réel. Mais en fait, elle adapte les « causes » aux « effets », car elle a commencé par prendre ce qui est pour le vrai, le réel, et elle cherche seulement à expliquer les choses mentalement. Par contre, pour la conscience yoguique, ce monde n’est pas la réalité ultime. S’élevant au-dessus du mental jusqu’au surmental, puis jusqu’au supramental, la conscience yoguique entre dans le monde divin des vérités premières et, de là, dirigeant son regard vers le bas, elle voit ce qui est arrivé ici-bas à ces vérités, comme elles ont été déformées, complètement falsifiées. Ainsi, pour le yogi, ce soi-disant monde des faits est un mensonge et pas du tout la vraie réalité. Il n’est pas ce qu’il devrait être, il est même presque le contraire de ce qu’il devrait être, alors que, pour le savant, ce monde est absolument fondamental.
Notre but est de changer les choses. Le savant déclare que tout ce qui est, est naturel et ne peut être fondamentalement changé. Mais à dire vrai, les lois dont il parle habituellement sont une création de son propre mental, et c’est parce qu’il admet que la nature telle qu’elle est, est la vraie base, que les choses ne changent pas et ne peuvent pas changer pour lui de façon vraiment complète. Mais selon nous, tout cela peut être changé, parce que nous savons qu’il y a quelque chose au-dessus, une vérité divine qui cherche à se manifester. Il n’y a pas de lois fixes ici-bas, et la science elle-même, aux heures où elle n’est pas trop dogmatique, reconnaît que les lois sont de simples constructions mentales. Il n’y a que des cas d’espèce, et si le mental pouvait se pencher sur toutes les circonstances, il s’apercevrait qu’il n’y a pas deux cas pareils. Les lois sont faites pour la commodité du mental, mais le processus de la manifestation supramentale est différent, on peut même dire qu’il est le contraire du mental. Dans la réalisation supramentale, chaque chose portera en soi une vérité qui se manifestera à chaque instant sans être liée par ce qui a été ou par ce qui suivra. Cet enchaînement compliqué du passé et du présent, qui donne aux choses de la nature l’apparence d’un déterminisme tellement immuable, n’est rien d’autre qu’une façon mentale de concevoir les choses ; ce n’est pas une preuve que tout ce qui existe est inévitable et ne peut être autrement.
La connaissance que possède le yogi apporte aussi une réponse à cette terrible théorie qui prétend que tout ce qui arrive est l’action directe de Dieu. Car, à partir du moment où vous vous élevez jusqu’au supramental, vous percevez immédiatement que le monde est faux et déformé. La vérité supramentale n’a pas encore du tout trouvé à se manifester. Alors comment le monde pourrait-il être une expression véritable du Divin? C’est seulement lorsque le supramental se sera établi ici-bas et gouvernera que l’on pourra dire que la Volonté suprême seule s’est authentiquement manifestée. Mais en même temps, nous devons éviter d’exagérer dangereusement le mensonge de ce monde, ce qui arrive à ceux qui se sont élevés jusqu’à la conscience supérieure. Ce qui s’est passé avec shankara et d’autres comme lui, c’est qu’ils ont eu un aperçu de la conscience vraie, et cet aperçu faisait ressortir d’une façon si aiguë le mensonge de ce monde qu’ils affirmèrent que l’univers était non seulement faux mais, plus encore, une illusion non existante qu’il fallait entièrement abandonner. Nous, de notre côté, nous voyons ce mensonge, mais nous savons aussi que cet univers doit être changé et non abandonné comme une illusion. Seulement, la vérité a été mal traduite, quelque chose s’est introduit qui a perverti la réalité divine, mais cependant, en fait, le monde est destiné à exprimer cette réalité. Exprimer la réalité divine, tel est en vérité notre yoga.
– La Mère, Entretiens 1929-31